Note G.


Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

[p.94]

NOTE G.

Extrait du Courrier de Bordeaux.

« Parmi toutes les circonstances de la session, il en est deux cependant où la France pourra puiser d'utiles et graves leçons.

» Premièrement, la coalition des partis est parvenue à faire éprouver deux graves échecs de majorité élective au ministère, et cependant le ministère, consciencieux champion de la royauté attaquée, a résisté par la force morale de sa volonté, a résisté par l'essence même de l'autorité royale dont il était l'expression.

[p.95]

» Cela est beau et patriotique de la part du ministère : c'est la première fois, depuis l'établissement de la monarchie constitutionnelle en France, qu'on a vu un pareil spectacle. Cette fermeté dans le gouvernement du roi a prouvé à la nation que, malgré les prétentions souveraines de la chambre élective, elle n'était pas tout, que sa volonté n'était pas absolue, et que la véritable source du pouvoir ministériel était dans l'autorité royale. C'est un grand point de gagné ; c'est le plus grand service que le ministère du 15 avril ait pu rendre à la liberté de la France ; c'est le premier pas qui ait été fait vers la réalité de la monarchie représentative. »

8 juin 1838.

« Jusqu'à présent la France de juillet avait vécu sous l'empire d'un préjugé qui nous avait été légué par l'opposition libérale des quinze ans de la restauration, et que les doctrinaires avaient soigneusement cultivé. On regardait comme un axiome fondamental que la stabilité de la monarchie dépendait de l'accord constant de la chambre des députés avec les ministres de la couronne. De là, on avait déduit l'axiome sacramentel que tout ministère qui éprouve un grave échec parlementaire dans la chambre des députés doit se retirer à l'instant. Ainsi, M. de Broglie se retira quand le traité américain fut repoussé à la majorité de huit voix ; ainsi, le ministère du 11 octobre tout entier se retira quand l'ajournement de la proposition de M. Gouin sur la conversion des rentes fut rejeté à la majorité d'une voix; ainsi, le ministère du 6 septembre tomba en décomposition et s'évanouit lorsque la loi sur les juridictions militaires, adoptée d'abord par assis et levé, fut ensuite rejetée à la majorité d'une voix au scrutin secret.

» De cette sorte, la majorité élective, grande ou petite, bonne ou mauvaise, était souveraine ; ses caprices faisaient loi, personne ne songeait à leur résister. Loin de là : on s'honorait d'y céder. Lorsque M. de Broglie se retira devant l'imperceptible et fausse majorité qui avait rejeté le traité américain, toute la presse (la presse opposante surtout, et elle avait bien les motifs pour cela !) fit entendre un chœur d'éloges sur cette détermination du noble duc !... « Voilà un homme, criait-elle de toutes » parts, qui entend le gouvernement représentatif; il a perdu la majorité » dans la chambre élective, à l'instant il obéit à la voix du pays et il se » retire du ministère ».

» Je pense tout le contraire : je crois qu'un ministre qui se conduit ainsi n'entend pas du tout la monarchie représentative établie par la Charte ; car il est bien évident qu'il agit comme si un seul des pouvoirs [p.96] représentatifs était tout, et comme si les deux autres n'étaient rien; il supprime d'un seul coup la pairie et la royauté. Cette suppression commencée par M. de Broglie lors du rejet du traité américain, le 11 octobre l'acheva en se retirant en masse devant l'adoption de la proposition Gouin.

» Le faux axiome : un ministère qui perd la majorité doit se retirer, reçut donc ainsi une consécration solennelle. Il y a plus d'un an, à Paris et à Bordeaux, j'ai attaqué de front cet axiome anarchique, destructeur de toute monarchie. On n'a pas encore oublié sans doute les clameurs que la presse parisienne poussa contre moi. — Voilà cependant qu'une démonstration de fait, bien claire et bien précise, vient à l'appui de mes paroles, et la session qui va finir me la fournit.

» Le ministère s'est trouvé fortement en minorité sur la grande question des chemins de fer; il s'est trouvé plus fortement encore en minorité sur la question de la conversion des rentes, précisément sur cette question devant laquelle, pour être fidèle au fameux axiome, le ministère du 11 octobre se retira héroïquement. Eh bien, malgré ces deux échecs de majorité, le ministère du 15 avril est bravement resté aux affaires en dépit de tous les puristes de la démocratie parlementaire, et c'est précisément en cela qu'il a prouvé qu'il entendait le régime représentatif. Grâce à cette vigoureuse résolution, ces deux échecs de majorité supportés par le ministère ont plus raffermi la monarchie constitutionnelle que tous les succès de majorité obtenus depuis huit ans !....

» Car ainsi on a vu que le gouvernement du Roi ne vivait pas seulement par la grâce de la majorité élective; on a vu qu'il était quelque chose par lui-même ; qu'il avait une pensée et une valeur qui lui appartenaient en propre. Puis, la chambre des pairs, repoussant la proposition Gouin que la chambre élective, malgré le ministère, avait adoptée à une immense majorité, rendra un nouveau témoignage monarchique qui remettra à sa place la chambre des députés ; car c'est un arrêt solennel qui, à la face du pays, déclarera que la chambre élective est bien un des pouvoirs du gouvernement, mais qu'elle n'est pas le gouvernement tout entier. — Ah ! si le ministère du 11 octobre, lors de la première proposition de M. Gouin, avait eu la fermeté que vient de déployer le ministère contre la seconde édition de cette monomanie financière, que d'anxiétés il aurait épargnées à la France !

» C'est là un grand, un salutaire progrès ; il était temps que la monarchie s'arrêtât sur le penchant de l'abîme où la démocratie parlementaire la poussait de plus en plus avec son fameux axiome représentatif, préjugé funeste qui rendait la couronne, vassale de l'omnipotence élective. Il était temps que l'on apprît en, France que les ministres sont les ministres [p.97] du Roi, et faisons des voeux pour que désormais les hommes qui se prétendent gouvernementaux par excellence ne l'oublient plus....

» La majorité élective s'est prononcée pour la conversion; le ministère a déféré ce jugement à la pairie ; la pairie va le casser et rien ne bronchera, et la majorité élective se taira ; elle ne rejettera point le budget, elle ne fera point d'adresse insurrectionnelle; elle recevra modestement la leçon qu'elle s'est présomptueusement attirée, et la France applaudira à la sagesse de la chambre des pairs ainsi qu'à la résolution du ministère Molé. Dites-moi, grands écrivains de la démocratie parlementaire, était-ce la peine de faire tant d'articles, tant de brochures, tant d'invocations aux 221?...

» Maintenant, pour consolider entièrement la monarchie constitutionnelle de juillet, il reste un grand pas à faire. Elle vient d'être raffermie par un verdict de la Pairie qui a fait rentrer dans son niveau la démocratie parlementaire qui débordait de toute part. — Pour achever l'œuvre, il faudra que dans quelque grande occasion la couronne agisse elle-même, pour elle-même et par elle-même. Il faudra qu'aux empiétements du pouvoir populaire, la royauté ait un jour la fermeté d'opposer le refus de sanction, le veto solennel que la Charte lui a textuellement conféré. Un jour que la chambre élective aura dit mal à propos : Je veux, il faudra que la couronne réponde et moi je ne veux pas!

» Alors la monarchie de la Charte ne sera plus un vain mot et la liberté constitutionnelle sera fondée en France. »

19 juin 1838.